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À l’occasion de son spectacle « Electric Biddle » organisé à la Maison Folie Beaulieu avec Jazz en Nord, Julien Lourau a accordé un entretien. Propos recueillis par Christine Protin.
CP : Bonjour Julien Lourau, Ça C’est Culte est heureux de pouvoir vous interviewer à quelques jours de votre concert avec la Maison Folie Beaulieu et Jazz en Nord pour votre projet « Electric Biddle ». Hâte de vous retrouver sur scène ! Après la brillante époque du Groove Gang et du collectif Olympic Gramofon jusqu’au Quartet Saigon en passant par les collaborations avec votre ami Bojan Z, et notamment le projet « Duo », il y avait eu une éclipse… Dites-nous où et comment vous avez exploité votre créativité ces dernières années ?
Eh bien, notamment à Londres, où j’ai passé deux ans. J’y ai rencontré pas mal de gens de différents horizons et cel a abouti à ce projet « Electric Biddle » qui était au départ un truc de quartier. Trois d’entre nous (les autres musiciens du projet sont Dave Maric, Hannes Riepler et Jim Harts) vivions dans le quartier de Clapton où l’on se retrouvait dans un pub « The Biddle Brothers » où l’on jouait régulièrement, c’est comme cela que le groupe est né. Cela m’a tout de suite plu parce que l’on est parti sur un propos assez ouvert, chacun a apporté des sons électroniques et l’on a improvisé avec cela.
Cela permettait de démarrer quelque chose avec une approche différente en mettant en avant les influences de chacun et pour moi d’entrer tout de suite dans le fonds de culture de musiciens anglais. On est allé chercher dans plein de styles à la fois, notamment grâce aux influences des batteurs, puisque l’on a joué avec plusieurs batteurs différents. C’est vrai qu’à Londres les batteurs, même quand ils jouent du jazz, peuvent aussi avoir un son rock ou d’autres styles, c’est très ouvert ! Cela m’a donné envie de poursuivre pour importer un concentré de son londonien.
Est-ce que vous diriez que ce projet collectif et cosmopolite signe votre retour à des projets plus électro ? Quelles sont vos intentions majeures avec « Electric Biddle » ?
Oui, dès le départ, il y avait le désir de jouer avec les sons électroniques, j’ai beaucoup joué avec les effets, le clavier aussi en retravaillant les sons du piano acoustique sur ordinateur. Donc oui, on est vraiment sur des textures électroniques, mais avec une intention très ouverte, très live.
C’est vrai que l’on se sent à la fois devant un projet jazz par son rythme, sa capacité d’improvisation, avec en même temps des sons très électro, on y entend parfois des sonorités presque orientales, de vrais riffs de guitare, et en surplomb votre son à vous, très reconnaissable… Du coup, c’est à la fois impossible et presque génial de ne pas pouvoir le classer !
Oui, oui… Cela me fait penser dans la démarche au trio de Wayne Krantz, guitariste américain qui a joué dans le groupe Steely Dan. À une époque, ils jouaient chaque semaine au 55 Bar à New York en trio avec quelque chose comme cela de très organique, sans autre direction musicale que ce qui naissait et se passait entre musiciens. Prendre la matière de ce que chacun veut bien donner au projet. Après, c’est vrai que je n’ai jamais su ranger ce que je faisais dans un style particulier, alors je ne peux pas commencer aujourd’hui.
Vous êtes connu pour être le musicien de l’expérimentation, de l’éclectisme, voire du nomadisme musical – au sens riche et créatif du terme. Quels sont les chemins que vous n’avez pas encore explorés et dont vous auriez envie maintenant ?
Cela se fait souvent selon les rencontres… Ou les voyages, ou des rencontres à Paris qui m’ont fait voyager. J’ai toujours beaucoup fonctionné comme ça en terme d’influences. Là, je travaille sur un nouveau projet où l’on sera sûrement assez nombreux et qui part en exploration des musiques latines. En ce moment, j’écoute pas mal de musique colombienne, des sortes de cumbias un peu bizarres… Cela devrait donner de premiers concerts au printemps 2016 et un enregistrement dans la foulée.
La scène jazz française actuelle est particulièrement inventive, prolifique autour de gens comme Thomas de Pourquery, Guillaume Perret, Sylvain Rifflet, pour ne citer que des saxophonistes… Où vous inscririez-vous dans ce paysage ?
Je pense que j’ai toujours vécu le paysage jazz français comme tel, avec une grande richesse, des tribus différentes qui exploraient beaucoup de choses. Peut-être qu’aujourd’hui ça se croise un peu plus. C’était mon intention quand j’ai démarré, de faire se croiser le maximum d’influences et de dépasser les « chapelles » ou les tribus justement… Je suis d’une génération où l’on nous a expliqué que pour faire du jazz, il fallait faire quelque chose de personnel, tenter quelque chose que personne n’a encore tenté.
Et par rapport à ces nouveaux talents, vous vous situeriez comme un précurseur, un grand frère ?
Oh ! C’est aux autres de le dire, où ils me situeraient… Pour ma part, ça me fait penser à Wayne Shorter qui disait : « on nous a donné un cadeau, c’est la vie. Alors qu’est-ce qu’on pourrait rendre à la nature, aux forces du cosmos ? » Sa réponse : « ce que l’on peut offrir en retour, c’est l’originalité. » Je trouve que c’est assez joli comme manière de voir, je pourrais difficilement mieux dire…
Vous avez dit que les musiciens actuels avaient la chance de grandir dans un bain musical d’influences très différentes et n’avaient plus à se ranger dans une catégorie qui soit le jazz ou le rock ou le funk… mais pouvaient bénéficier de tout cela au fil de leur éducation musicale. Et vous incarnez bien cela !
Oui, c’est vrai qu’aujourd’hui on accède à un maximum de choses, y compris à beaucoup de technologies. Déjà ma génération a eu cette chance, avec l’arrivée du jazz-rock, des musiques du monde… Maintenant tout est là à disposition, c’est super. Et en même temps, on avait besoin de chercher, il y avait peut-être plus une quête des influences, et dans le jazz une quête du savoir aussi.
La question de pouvoir puiser tout autour, mais en se créant sa propre identité, créer son son et qu’il devienne reconnaissable, comme c’est votre cas…
Il y a quelque chose dans l’histoire du jazz qui appelle un peu cela, comme dans les années 1950-1960 où les gars qui arrivaient sur scène devaient avoir quelque chose de différent, personnel. Aujourd’hui, cela a sans doute changé parce que le jazz est rentré dans une ère un peu « classique » avec des périodes, des époques qui s’étudient au conservatoire. Pour moi, la bascule s’est vraiment sentie vers la fin des années 1980 avec par exemple des gens comme les frères Marsalis. Maintenant, le jazz est devenu une musique classique…
Et je crois que ma génération était un peu au moment de cette bascule. Quand on rencontrait Henri Texier, il nous disait « mais vous, vous êtes allés à l’école ! » alors que lui avait appris sur le tas avec des gens comme Don Cherry, Phil Woods… Et aujourd’hui cela a encore passé un cap. Oui, on était sûrement à un de ces moments charnières.