
De visu
L’espace de la scène est un peu encombré. Une batterie imposante et un mur d’amplis, au sol toute une jungle de câbles et de pédales. Tee-shirts à tête de mort et engagement physique, Perret et ses musiciens sont à la chauffe. Ils donnent et donnent, et on ne compte pas la monnaie. En carré, au contact frontal ou perdu dans leur monde acoustique, leur jeu de scène est très rock. Dans la salle, devant, on croirait d’abord un club. Des tables aux loupiotes un peu ringardes.
So you call that jazz ?
L’esthétique de Perret est assez bien décrite par le nom de son groupe. Électrique d’abord, par captation et intensification des signaux. Quatre instruments, quatre modes du trafic, du détournement. La basse et la guitare, on connaît, c’est entendu. Moins évident, la batterie de Yoann Serra s’enrichit de tout un paysage d’événements sonores dont il joue pour donner de la profondeur à sa pyrotechnie. Et puis il y a le saxophone de Guillaume Perret, trituré, cramé, souvent méconnaissable et presque abstrait tant la vibration initiale se dissout pour se réincarner en Watts.
Épique aussi
À l’évidence. Le quatuor, lorsqu’il atteint sa température critique, délivre une masse sonore d’autant plus impressionnante qu’elle est texturée à cœur par la machinerie de ses racks d’effets. Une masse terrifiante et jubilatoire dans son invraisemblable agilité et la richesse de son matériau mélodique. On y trouve d’abord des métaux lourds. En configuration standard, trois joueurs à la rythmique — et pas toujours les mêmes — produisent une dynamique abrasive et bien grasse, typique du heavy metal. Du chorus brutal, de quoi lancer la balle. Et là-dessus, un gars monte au solo : il se fait funambule, il assure le voyage. Il y aura du funk et une dose de rock-prog, il y aura des modalités orientales. Des hurlements et des sirènes. De la ritournelle rock, pourquoi pas ? De l’Afrobeat, ou presque. Et même, à l’occasion, un saxophone propre et méditatif qui ne ferait pas tache sur un disque ECM.
Toujours au cordeau, et toujours sur un fil, ces quatre là sont une machine de guerre polymorphique. On ne s’étonne pas une seconde que Guillaume Perret ait signé le premier Electric Epic chez Tzadik, le label de John Zorn, lui même pionnier de génie des mélanges les plus scabreux entre jazz, tradition juive, punk hardcore, musique contemporaine post-Cage…
Deux heures dans une chambre à bulles où les genres entrent en collision à vitesse élevée, c’est de la physique des hautes énergies. Je sors de là avec l’envie de pasticher Eduard Hanslick découvrant la quatrième symphonie de Brahms : « Pendant tout le concert, j’ai eu l’impression de me faire passer à tabac par quatre types incroyablement spirituels… ».
L’oreille au beurre noir, et totalement ravi.
Notice sur le personnel
Perret (s) et Serra (d) sont dans la formule originale de l’Electric Epic, et ils étaient à la hauteur de ce que l’on a vu dans les meilleurs moments du groupe. Nenad Gajin (g), qui semblait un peu intimidé au départ, a fini par décoller pour prendre tout l’espace que l’on espérait. Folie fraîche et technique impeccable. Laurent David (b) en revanche était un peu en retrait. Ça m’a chagriné : avec cette dose de funk, on pouvait espérer que le bassiste fasse mal. Pour vous faire une idée, écoutez Perret avec Linley Marthe et Nate Wood au JazzMix à Vienne en 2012…
Les photos de Guillaume Perret + Peter Orins par Christine Protin :
Un reportage de Laurent Keiff