
Nevchehirlian (et Prévert) : le soleil brille pour tout le monde ?
« Les enfants du paradis »
De Montand à Reggiani, de Gréco à Piaf, en cheminant par Mouloudji, Prévert reste un fil « rouge » de la chanson francophone. Dès 1935, Kosma, qu’il protégea pendant la guerre, mit ses textes en musiques. Cela ne s’est pas arrêté depuis. Ses textes ou ces chansons sont maintenant installés dans l’inconscient collectif. Comme le chantent Kent et Gainsbourg, on a tous « Un peu de Prévert » et une « Chanson de Prévert » traîne toujours dans un recoin de notre boîte à musique. Du moins, je l’espère…
« Il n’est pas vrai que les écrits restent. Ce sont les paroles »
C’est ce qui frappe le plus à la première écoute de cet album. D’où viennent-elles ces paroles ? Vous me direz qu’il suffit de lire la pochette… Mais, en pleine ère du vite écouté, regardé, partagé, consommé, englouti et jamais digéré, il est bon, utile et agréable de se laisser aller, de plonger dans une œuvre. Entendre, réentendre, écouter, s’y arrêter, se l’approprier. Reprendre le temps de lire, d’entendre du Prévert. Et il faut prendre son temps pour écouter cet album de Nevchehirlian.
Prendre son temps, flâner, profiter de ce soleil qui brille (parfois) malgré la violence de la vie quotidienne, divaguer, offrir une fleur et caresser l’être aimé au bord de l’eau, se laisser emporter le temps d’un album qui nous emmène tout autour de la terre de Jacques Prévert.
Dépourvu de prétention, mais tellement riche; riche des mots de Prévert, mais aussi du talent de Nevchehirlian et de ses musiciens (allez, réessayez de le prononcer une deuxième fois, une troisième vous verrez que vous allez y arriver. Il suffit de bien décomposer Nev-che-hir-lian. Facile, non ?), cet album se révèle d’une étonnante simplicité et d’une redoutable efficacité. Une vraie gauche, au cœur…
« Marche ou crève… »
Dans le documentaire « Jacques Prévert, paroles d’un insoumis » de Camille Clavel, Nevchehirlian interprète un premier morceau de Prévert. Eugénie Bachelot-Prévert, petite fille de qui vous devinez, apprécie et lui donne les clefs de lettres et de textes (pour la plupart des années 30), inédits ou qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une orchestration. Des inédits de Prévert… ça donne envie.
C’est une vraie redécouverte de Prévert, pour Frédéric Nevcherhirlian aussi. Vous retrouverez l’ambiance d’une époque marquée par les luttes de la conquête sociale du Front Populaire, la guerre d’Espagne, celle qui s’annonce, lentement.
« C’est la lanterne du bordel capitaliste »
Voix (Nevchehirlian), guitares (Nevchehirlian, Julien Lefevre), violoncelle (Julien Lefevre), basse (Stéphane Paulin), batterie (Gildas Etevenard), « L’affaire est dans le sac» et c’est une drôle de bonne affaire.
Il fallait oser s’y confronter, et avec ce coup d’éclat, Nevchehirlian s’impose comme un nouvel interprète incontournable de Prévert. Entendez « Marche ou crève », vous aurez envie de la réécouter, de la partager. C’est le genre de bazar qui vous occupe le ciboulot pendant de longs moments.
De la profondeur, de la dramaturgie, du réalisme, de l’emphase, du lyrisme dans les orchestrations, de la simplicité, de la sobriété (excessive disent certains) dans l’interprétation, de la sincérité….Tout y est. Et c’est un succès qui illumine une chanson francophone qui se porte plutôt bien, il suffit de faire l’effort de s’y intéresser.
« Alors, les hommes pourront vivre… »
Accompagnateur du surréalisme, Prévert use et abuse des inventaires, des énumérations d’objets et d’individus, des additions, des métaphores et des personnifications.
Il est riche le monde de Prévert: La belle Marion, le roi, Jeanine, Jacques, le vigneron du midi, le pêcheur du Finistère, le mineur du Pas-de-Calais, socialistes, communistes; André Citroën, le bourgeois qui ricane, Thiers, Poincaré, Doumergue, Deibler, Tardieu, Hitler (« Il ne faut pas rire avec ces gens là… »), la vache qui rit, la grève, le drapeau rouge, ceux qui ont du travail, ceux qui n’en ont pas, le cancre, les enfants prodiges, le professeur, le visage du bonheur… le père, la mère, le fils, la guerre, le cimetière. La vie.
Poésie rock ou chanson pas chantée ?
Il y a le rentre-dedans de Loïc Lantoine et la sensibilité de Dominique A, entre les deux, c’est là que je place Frédéric Nevchehirlian, riche et fier de ces origines espagnoles et arméniennes.
Un temps professeur de Français dans un quartier nord de Marseille, initiateur de scènes slam à Marseille, chanteur du groupe Vibrion, un premier album « Monde nouveau Monde ancien », soutenu par le théâtre des Salins à Martigues, intervenant dans des prisons et des hôpitaux psychiatriques, dans des ateliers d’écriture, membre fondateur d’une coopérative culturelle. Des collaborations avec Serge Teyssot-Gay, Mike Ladd, Akosh S., Rodolphe Burger, Sanséverino, Marcel Kanche, le personnage qu’est Nevchehirlian s’agrémente bien de la personnalité de Prévert (c’est peut-être même l’inverse d’ailleurs).
Prévert était poète, scénariste et dialoguiste de cinéma et de théâtre, membre du groupe Octobre, avec lequel il se fit remarquer, troupe de théâtre itinérante qui investissait les usines en grève, adaptateur de contes, auteur de livres pour enfant et de livres d’art et de collages (avec Picasso, Braque, Ernst, Chagall). J’en oublie. Et à l’image des écrits de Prévert, on remarque ici le souci de jouer avec les sons, de les proposer en un agencement captivant, de créer une mosaïque d’ambiances. Avec un rock bien posé et revendiqué.
Cet album est une réussite
Il est sorti en novembre 2011, ressorti pour être enrichi en digipack en septembre 2012 (un duo avec L), coup de cœur de la chanson francophone de l’académie Charles Cros, ovationné au printemps de Bourges, concerts complets, reconnaissance du public… Les lauriers ne manquent pas. Laissez vous tenter…
Il ne me manque qu’une version vinyle pour en faire un indémodable.
nevchehirlian.com
L’auteur :
M. Bix, chronique de l’album « Le soleil brille » de Nevchehirlian. L’écoute de l’album en moins de 7 minutes par M.Bix (nécessite windows media player ou quick time player ou real player) ici.