Le musicien et compositeur camerounais Blick Bassy a sorti son dernier album, 1958, en mars 2019.
Blick Bassy le dédie au « mpodol », porte-parole des résistants, indépendantistes et anticolonialistes camerounais, Ruben Um Nyobe, assassiné par l’armée française en 1958. Son album est accompagné des sublimes clips de Ngwa et Woñi, réalisés par Tebogo Malope. Émotions, références historiques et culturelles s’y entremêlent harmonieusement avec la mélodie des deux titres. Et pour Ça C’est Culte, Blick Bassy en dévoile un peu plus sur son album.
Ca C’est Culte (CCC) : Le clip de Ngwa fait la part belle aux paysages africains. C’était comme une évidence de tourner en Afrique ?
Blick Bassy (B) : Pour le tournage, j’ai immédiatement pensé au Lesotho, à la frontière de l’Afrique du Sud. Je suis émerveillé par les paysages magnifiques, les espaces larges. Et Tobogo Malope, le réalisateur, avait la même idée. Il connaissait aussi l’histoire de Ruben Um Nyobé. Il la comprend, il sait qu’elle est lourde de sens. Parler de cette période coloniale est un exutoire, une démarche artistique aux perspectives africaines.
CCC : Votre clip, ainsi que les autres titres de votre album sont éminemment politiques : attendez-vous une réaction politique au Cameroun, grâce à votre musique ?
Oui, car la corruption au Cameroun est forte. Le pays n’est pas réellement indépendant. Il est géré par des personnes que la France a regroupées et placées. Elle n’avait pas la légitimité pour se confronter aux indépendantistes. Alors elle a soutenu des militants comme Paul Biya, qui réclamaient une indépendance partielle.
Une partie du pays est toujours colonisée, et la population est coupée de ses traditions. Les camerounais se battent pour être des copies de l’Occident. Nous sommes en pleine crise culturelle. Je pense que le problème africain est plus un problème culturel qu’économique.
CCC : Attendez-vous aussi une reconnaissance de la France dans l’assassinat de Ruben et des autres indépendantistes tués en Afrique ?
La France a ses zones d’ombre et il faut en parler pour dévoiler la responsabilité du pays. Je comprends qu’elle ait écrit une belle histoire nationale pour sa population. Mais reconnaître ses zones d’ombre peut grandir la France, et apaiserait les relations diplomatiques.
L’Afrique et la France ont une histoire commune. Il faut un meilleur lendemain. Aujourd’hui, la nouvelle génération se pose des questions. On commence à reconnaître que les héros n’étaient pas des terroristes, comme certains ont pu le faire croire.
CCC : Dans votre clip Ngwa, vous jouez Ruben Um Nyobé, un personnage emblématique. Pourquoi avoir choisi ce résistant en particulier ? Est-il votre modèle personnel ?
B : Je suis tombé sur ce personnage, que je connaissais peu. J’en suis tombé fou amoureux, car c’était un universaliste brillant, visionnaire. Il n’était pas juste indépendantiste. Et pour sortir des crises, on a tous intérêt à écouter ce qu’il disait à l’époque.
Dans l’album, je souhaitais avant tout parler de Ruben Um Nyobé, car les pays africains colonisés ont connu la même histoire. Le Congo, le Bénin… Ils ont tous un Ruben Um Nyobé. C’est la réalité de l’Afrique. Je souhaite mettre en avant une personne qui se battait pour des valeurs universelles.
CCC : À la fin du clip, on voit un arbre pousser sur le corps assassiné de Ruben, ainsi que là où il se tenait. Il me semble que c’est une référence à la phrase qu’il aurait prononcée avant sa mort : « mon sang nourrira l’arbre qui portera les fruits de la liberté ». Mais l’arbre a-t-il une autre représentation pour vous ?
B : J’aime la signification du symbole de l’arbre. Nous sommes tous comme les arbres. Nous sommes des éléments de la nature. Nous ne pouvons pas tuer la nature, tout comme les opinions. L’arbre est aussi une référence aux pratiques anticoloniales.
Par exemple, chez les Bassas, d’où je viens, nous pratiquons le Ngué. Les gens utilisent l’écorce ou d’autres éléments de l’arbre pour se rendre invisible, ressembler à un arbre. La nature a créé la plus grande technologie du monde. Mais c’est une croyance que nous sommes en train de perdre, alors nous sommes nous-mêmes des produits de notre écosystème.
CCC : Est-ce naturel pour vous Blick Bassy, de faire des musiques engagées ?
B : Nous sommes tous engagés d’une certaine manière. La définition de politique est l’action des citoyens dans la cité. Ma façon de faire de la politique est en utilisant mon micro et ma chance.
CCC : Le hashtag « Ne reste pas à ta place » est populaire en ce moment. Avez-vous ressenti pendant votre parcours l’impression de ne pas être à votre place ?
B : Je l’ai ressenti à plusieurs reprises. J’ai toujours eu une démarche anticonformiste, alors j’ai décidé de ne pas écouter les messages. C’est ce que j’essaie de transmettre dans l’association Singu. À Bordeaux, je travaille avec des jeunes au sein d’un programme de trois ans. Le but est d’amener les gens à dépasser les barrières dressées contre eux. Ce n’est pas facile à faire, donc j’espère donner les moyens de réaliser leurs projets.
En 2017, j’avais déjà mis en place un dispositif d’aide concrète aux musiciens. J’accompagnais les artistes pour comprendre les outils de base du métier. C’est important de mettre en avant des artistes.
CCC : Et ultime question, quels sont vos projets à venir Blick Bassy ?
B : Il y a quelques jours, le premier épisode de ma série, 1958, est sorti. Elle raconte l’histoire de Ruben Um Nyobé. D’ailleurs, 1958, un essai écrit par un journaliste du Guardian, verra bientôt le jour aussi. Les deux ont pour but d’expliquer la période au Cameroun.
Côté musique, je m’apprête à réaliser une tournée cet été. Elle commence à la Cigale à Paris le 15 avril, et je passerai au festival des Nuits Secrètes (26 au 28 juillet), au Printemps de Bourges le 20 avril…